Hind Rabii Belgitude en or

À la tête d’une maison d’édition de luminaires qui porte son nom depuis 1997, cette Belge d’adoption, native de Rabat, s’est installée depuis le début de ses études d’ingénieure à Verviers, près de Liège. Elle y imagine, dessine, développe et fabrique des luminaires haut de gamme qui flirtent avec l’objet d’art et connaissent un véritable succès commercial à l’étranger. IDEAT l’a rencontrée dans son tout nouveau QG flambant neuf. Plus qu’un showroom doublé d’un studio de design, un lieu d’atmosphère que la créatrice a pensé jusque dans les moindres détails... « Ceci dit, dévoile-t-elle, je n’exclus pas l’envie de disposer un jour d’un showroom à Milan ! »

Savoir recevoir, chez elle, c’est presque culturel. Portée par le sens de la convivialité typique des gens du Sud, Hind Rabii nous guide dans le showroom qu’elle vient d’inaugurer à quelques minutes du centre de Verviers, juste à côté de son espace de production. Michel Orban, son époux, n’est jamais loin. Ingénieur, tout comme elle, il orchestre, à ses côtés, le développement de ce projet que le couple positionne comme une marque belge et internationale, à part entière. Dans la cuisine ouverte séparée de l’espace salon par un comptoir en marbre noir veiné qu’éclaire un objet lumineux créé par son propre studio de création, Hind Rabii prépare un café tout en s’inquiétant de ce qu’elle va servir à déjeuner à l’issue de cet échange. Une fois la question réglée, la discussion s’amorce, et ses paroles fusent à un rythme effréné. Preuve de la passion, mais aussi de l’enthousiasme de cette femme d’engagement pour qui le design industriel est d’abord et surtout une aventure humaine.

Le rouge est la signature Hind Rabii, dans son espace d’exposition permanent ainsi que sur les stands des foires internationales, comme à Maison&Objet et au Salone del Mobile.

SOMMAIRE

Parlez-nous de vos débuts. Vous avez opté pour des études d’ingénieur et pas de designer produit. Pourquoi ?

J’ai grandi à Rabat dans une famille où la majorité des jeunes adultes partaient étudier à l’étranger. Comme mes parents travaillaient dans l’industrie textile, l’un de mes oncles (qui dirigeait une bonneterie) m’a conseillé de venir à l’ISIV (aujourd’hui fermée), une école qui formait les futurs ingénieurs de ce secteur. Plus tard, je suis arrivée en Belgique,  à Verviers, à l’âge de mes 17 ans. Si la vie trépidante de Rabat contrastait avec le calme de cette ville de province, je m’y suis tout de suite sentie comme chez moi. Compte tenu de sa réputation, l’école de Verviers accueillait des étudiants d’un peu partout. L’ambiance était très cosmopolite. En dernière année, alors que je m’apprêtais à rentrer au Maroc, Michel et moi sommes tombés amoureux. Après mon DEA en Chimie (à Villeneuve-d’Ascq en France, NDLR), nous avons finalement décidé de partir au Maroc. Je travaillais dans un laboratoire et Michel, en tant qu’ingénieur pour une marque de jeans. Au bout de quelques années, on a finalement décidé de rentrer. Moi, j’étais passionnée de création, de mode et de décoration. Michel, c’était le dessin technique, le développement… D’emblée, j’ai su que je ne voulais pas concevoir du mobilier. Je pensais déjà aux challenges techniques liés à l’univers des luminaires. À l’époque, nous habitions dans une maison de maître, et j’aimais l’idée du contraste entre un décor historique chargé et la sobriété d’objets simplifiés au maximum, réalisés dans les plus beaux matériaux…

Quels types de luminaires imaginiez-vous à ce stade ?

Des lampes composées d’un pied en bois tourné et d’un abat-jour en tissu. À cette époque, on concevait et fabriquait tout dans notre garage. En 1997, l’année de notre première participation au salon Maison&Objet à Paris, j’avais imaginé un stand monochrome dans une gamme de gris et de beige. Le succès a directement été au rendez-vous. C’est aussi à Paris, en 2014, que nos luminaires ont été remarqués par une responsable du Salone del Mobile de Milan. Elle trouvait qu’ils étaient différents de tout ce qu’on pouvait voir à la Foire de Milan. Un an plus tard, nous y étions ! Face à toutes les grandes marques, on faisait figure d’OVNI, mais, comme nous proposions des solutions très abouties sur le plan technique et d’un point de vue esthétique, tout le monde pensait que nous étions une grosse structure (et c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui).

Au début, vous dessiniez tous les luminaires de votre marque…

Jusqu’au jour où j’ai demandé à Alain Gilles (un designer déjà très connu à l’époque ; je me souviens que sa photo était affichée dans le métro de Milan pendant la Foire) pourquoi il ne dessinait pas pour moi ! Sa réponse ? « Parce que tu ne me l’as jamais demandé ! » Sur le moment, ça m’a fait beaucoup rire. Alain et moi avions l’habitude de nous croiser à Milan. On mangeait une glace ensemble ou on allait voir des magasins de chaussures. Récemment, Alain est même parvenu à créer un modèle pour Fratelli Rossetti, une marque que j’aime beaucoup. Nous avons la même sensibilité, le même regard sur les choses.

Comment envisagez-vous ces collaborations avec Alain Gilles ou l’Italien Marco Marin, par exemple ?

Comme un échange qui passe d’abord par le respect. Je ne suis pas braquée sur un style en particulier. L’avantage de faire appel à un designer extérieur est de pouvoir enrichir nos collections que je n’aurais pas dessinées moi-même. Les designers savent, par exemple, que j’accorde une grande importance à la beauté des matériaux : verre, mais aussi bois, céramique… Ils me demandent ce qui manque à mon catalogue et dessinent en fonction de nos besoins. Je veille évidemment à ce que, parmi tous ces objets, on puisse trouver un fil rouge.

Comment définiriez-vous votre adn et celui de vos luminaires ?

Nos luminaires dégagent un charme, une aura, même lorsqu’ils sont éteints. Prenez Meridiana, une applique présentée au salon Design Nation à Courtrai. Nous avons créé, au niveau du diffuseur, un effet trompe-l’œil qui évoque le marbre. Sur notre modèle tripode Infinity, l’impression est plus surréaliste. Face à cet objet, on se demande d’où vient la lumière. Je pense aussi à Ya-Ya, un système d’appliques que j’ai créé il y a 10 ans. Ses différentes composantes s’agencent de manière aléatoire pour créer une sculpture murale.

Infinity (2019) laisse planer le mystère sur la provenance de la lumière…

On retrouve notamment Ya-Ya dans des restaurants en Belgique. Le secteur de l’hospitality est une piste que vous suivez avec attention ?

En effet, et en Belgique, la chaîne d’hôtels et restaurants Van der Valk a aussi opté pour les suspensions Fico. Cela dit, 90 % de notre chiffre d’affaires se fait à l’étranger. Nous travaillons avec des architectes et des boutiques haut de gamme qui, le plus souvent, sont prescriptrices en termes d’aménagement d’espaces pour leur clientèle. Pour le lounge VIP de Royal Air Maroc, les architectes Christelle Louat et Stéphane Ragusa de l’agence Bright Vision de Casablanca ont choisi une version dorée de nos suspensions Belle d’I. Nous avons également collaboré avec le Club Med de l’Alpe d’Huez en France. 

Inspiré du sautoir, Esprit Ya-Ya (2017) est une création Hind Rabii.

Votre regard est tourné vers l’étranger, mais vous aspirez à vous faire davantage connaître en Belgique. Pour aménager votre showroom, vous avez d’ailleurs choisi de nombreux partenaires belges. Quel a été le point de départ de ce nouveau projet ?

Juste après la pandémie, nous avons pris conscience que le marché avait profondément changé. Nos clients souhaitaient en savoir plus sur l’histoire de la marque. Nous avons donc cherché à communiquer sur ce qui constitue notre singularité : un esprit résolument contemporain et un vrai souci du détail.  Je voulais que dès leur arrivée sur le parking du showroom, ils puissent percevoir l’essence de notre univers. Pour le revêtement du bâtiment, je ne voulais pas d’un simple bardage. J’ai longtemps cherché un effet semblable à celui du stuc marocain traditionnel. J’ai finalement trouvé un nouveau produit à base de ciment naturel et de chaux de la marque Caparol qui m’a totalement séduite. 

Pour différencier le lieu de l’ambiance d’un magasin, vous avez fait appel à Marco Marin…

C’est lui qui m’a aidée à dessiner les grandes lignes du projet. Puis, j’ai repris la main.  (Elle sourit) L’impressionnant escalier qui relie les deux niveaux a été réalisé sur-mesure par les Constructions métalliques Martin. La tôle pliée de quatre mètres repose sur des renforts de couleur rouge, notre signature.  J’ai aussi dessiné la cuisine qui s’articule autour d’un comptoir arrondi en marbre. Pour les quincailleries de portes, j’ai choisi la marque belge Dauby dont j’aimais l’esprit années 30. Certaines de leurs poignées sont en laiton coulé dans des moules en sable selon une technique ancienne. Les prises sont signées Sumum, les robinets RVB et la banquette Marie’s Corner… Pour l’ambiance olfactive, j’ai opté pour Do Son de Diptyque, un vrai  coup de cœur…

 

Le respect des artisans et votre approche durable vont-ils de pair ?

Tout est une question de choix. J’ai décidé de n’utiliser que du verre soufflé à Murano : un gage de qualité qui a un prix, celui du travail bien fait, et qui me limite en termes de couleurs. Dans la même optique, si j’opte pour un système de galvanisation à chaud, c’est pour que mes dorures soient respectueuses de l’environnement. Le bois de nos pieds de lampe est tourné dans un atelier à Liège, notre marbre vient de Pietrasanta, la céramique de Nove (l’équivalent italien de Limoges, NDLR). Mes tissus sont majoritairement français et les moules de certains modèles sont faits en Belgique, à Courtrai. Pour nos finitions en laiton, afin d’éviter d’inutiles aller-retours, nous faisons en sorte que nos ateliers en Italie soient proches de ceux qui coulent le métal. Ma quête de qualité induit une conscience environnementale qui, d’une certaine façon, coule de source. Ce n’est pas une contrainte, c’est une philosophie. Qu’il s’agisse d’une lampe ou d’un objet de luxe, nous voulons désormais savoir d’où viennent les choses, pourquoi et comment elles sont faites. En tant que créateur et fabricant, nous avons cette responsabilité-là.

Il se dégage une vraie douceur  de vos créations. Sans tomber dans les clichés, on a presque envie de les qualifier de féminines. C’est un qualificatif que vous assumez ?

C’est vrai que dans l’univers que je veux créer, rien n’est carré. Dans mon processus d’inspiration, je ne fais pas de distinction entre les disciplines. Je peux m’enthousiasmer devant le fermoir d’un sac ou le détail d’un bijou ancien, ma grande passion. J’aime chiner des pièces rares dans une boutique de Casablanca ou chez AXL, la boutique d’Axelle Delhaye à Bruxelles. Sur la suspension Fico, l’attache en métal m’a été inspirée par une boucle d’oreille. On me demande souvent pourquoi je m’attarde sur ce genre de détails quasiment invisibles. C’est simple : je ne pourrais pas créer une nouvelle pièce sur laquelle je ne glisserais pas un clin d’œil à l’univers de la joaillerie. Pour l’applique Meridiana, j’ai imaginé un bouton doré. La suspension Esprit Ya-Ya évoque un grand sautoir, et sur la lampe à poser T-Cotta, j’ai, dans cette même logique, ajouté une pièce en laiton doré.

L’influence de la joaillerie est perceptible dans vos créations,  mais vous puisez aussi votre inspiration dans vos origines…

Dans les couleurs du Maroc, surtout. Je suis fascinée par le marbre rose des bâtiments officiels d’Agadir, ainsi que par les différentes nuances de cuivre qu’on peut apercevoir dans le quartier des ferblantiers ou encore par le maillechort, un alliage proche de l’étain qui sert à fabriquer les grands plateaux qu’on trouve dans les souks. Pour moi, toute création part de la terre ; j’aime le blanc, l’ocre, mais aussi le rouge de Marrakech. Cette couleur, on la retrouve sur le diffuseur du Half&Half dessiné par Alain Gilles. Certaines de mes créations portent aussi des noms évocateurs de mon enfance. Comme Ourika, une nouvelle suspension en laiton flamé, lancée cette année.

Ode à la matière, Half&Half (2021)

Votre univers est multiple et multiculturel !

Pour le plafonnier Tenue de Soirée né en 2015 (et qui figure encore dans la collection, NDLR), je sélectionne les plus belles fibres de bambou naturel, de lin ou de chanvre. Chaque tissage crée une couleur naturelle et poétique. Il m’est déjà arrivé de me faire réaliser un kimono dans un tissu d’ameublement. Dans mon imaginaire, tout est prétexte à transformation.

En avril 2025, vous participerez à Euroluce au Salone del Mobile à Milan. L’occasion de renforcer votre présence à l’étranger…

J’espère sincèrement pouvoir renforcer notre présence à la fois à l’étranger et en Belgique, mais ce rendez-vous milanais est en effet essentiel à notre développement. Une fois de plus, je confierai la scénographie de notre stand à Marco Marin (LCM Marin Design Studio) qui a signé Segno, l’un de nos nouveaux objets pour l’extérieur. Dans l’idée de séduire les acteurs du secteur hôtelier, nous présenterons aussi Handmade, une pièce dont la base est en Vetro Lastra (un verre de Murano travaillé à plat). Les diffuseurs sont proposés dans une finition spéciale : un laiton flammé qui leur donne un cachet unique. 

Le secteur de l’outdoor est un créneau dans lequel vous vous investissez. C’est un nouveau challenge pour votre studio ?

On peut presque parler de deux métiers différents. L’exposition des produits au vent, à l’air marin ou à la pluie induit de nouvelles priorités. Pour les luminaires extérieurs, nous travaillons à l’envers en nous concentrant d’abord sur la technique avant d’envisager le design. Pour Oasi, une lampe à poser sur une terrasse ou au jardin, nous travaillons avec un acier irisé revêtu d’une poudre de polyester résistante aux conditions extérieures. Cela dit, nos recherches dans ce domaine ont débuté il y a plusieurs années. Nous sommes donc prêts à relever ces nouveaux défis.

Le showroom belge de
la marque Hind Rabii, inauguré cette année,
et illuminé de nuit à l’occasion de cette photo.

Justement, comment s’organise le quotidien de votre entreprise ?

Nous développons les dessins 3D, fiches techniques et premiers prototypes de tous nos modèles à Verviers. C’est le travail de Michel qui travaille main dans la main avec nos ateliers italiens. Les pièces détachées sont ensuite réalisées chez nos partenaires, puis assemblées dans notre propre atelier. Notre équipe de montage se compose de trois personnes. Comme certaines de nos créations offrent des solutions personnalisées presque illimitées, on peut souvent parler de sur-mesure. Avec notre modèle Fico (clin d’œil à une figue suspendue à un arbre, NDLR), vous pouvez choisir la couleur de la coquille en céramique et le revêtement du ruban qui cache le câble électrique.

Un souci du détail digne des plus grands. Pas mal pour une marque implantée à l’est de la Belgique ?

Je n’exclus pas l’envie de disposer un jour d’un showroom permanent à Milan, mais je reste attachée à Verviers : une ville qui m’a beaucoup donné. Chaque endroit du monde a ses atouts. Notre région faite de forêts et de belles campagnes mérite d’être découverte. Notre statut d’outsider a du bon, finalement.  

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