Plus qu’un simple mixologue, Franck Audoux a navigué dans le monde de l’art et de la gastronomie avant d’ouvrir son premier bar Cravan dans un bâtiment classé du XVIe arrondissement parisien, signé Hector Guimard, maître français de l’Art nouveau. Plus qu’un simple designer, le Belge Ramy Fischler (installé à Paris) est un explorateur de la mise en relation entre la culture et l’espace. Traversant les disciplines, il interroge le sens des objets et leurs usages.
La rencontre de deux « mixeurs », le designer Ramy Fischler (à gauche) et Franck Audoux, créateur du premier bar Cravan, a abouti à l’ouverture d’une nouvelle adresse dévolue à l’art mixologique et à la littérature dans le VIe arrondissement de Paris.
Cravan dans le 6ème arrondissement : une expérience de cocktails raffinée sur cinq étages
Le récent Cravan du VIe arrondissement, établi en partenariat avec Moët Hennessy (qui a laissé carte blanche à ces créateurs), est une version augmentée de celui du XVIe. Même rigueur dans l’offre des cocktails, même soin dans celle de la nourriture à partir d’un sourcing pointilleux, mais dans des espaces qui se déploient sur cinq niveaux. Depuis la rue, on entre dans ce qui serait une boutique XVIIe siècle, enfin pas tout à fait, car il ne s’agit pas ici d’opérer une simple reconstitution pas plus qu’une interprétation, mais d’imbriquer les périodes et les références les unes dans les autres.
Une mise en abyme habile
Une boutique donc, avec, selon des gravures d’époque, la reproduction exacte des casiers destinés à recevoir les herbes médicinales, mais dans laquelle Ramy Fischler a inséré une copie du premier Cravan. Tout y est, le bar, les fresques, les guéridons… Une mise en abyme habile qui donne le ton d’un jeu incessant entre le réel et l’artificiel, les éléments d’origine, le décor et l’envers du décor…
« Tout ici est à la fois vrai et faux. Et authentique dans le sens où les matériaux sont sublimes et les artisans, exceptionnels, précise Ramy Fischler. On vit une époque où il n’y a rien à cacher, et c’est ce que ce projet incarne et assume. Le “tout montrable” peut totalement cohabiter avec la sophistication extrême. »
Un jeu de volumes
Au deuxième niveau, un comptoir en forme de fer à cheval, des miroirs en hommage au quartier à l’époque de ses folles années 50 et 60, avec ses cafés et son drugstore. Mais là encore, rien de littéral car on n’oublie jamais que l’on est également dans un immeuble classique du XVIIe siècle. Ces moulures, boiseries et peintures sont-elles authentiques ? Ce badigeon craquelé ne serait-il pas l’œuvre d’un artisan expert en modénature ? On s’aperçoit de même que le bois de la structure encadrant le bar est volontairement laissé apparent, nous invitant à passer de l’autre côté du miroir.
Tel le scénographe qu’il est aussi (auteur du décor d’une version de Hamlet présentée en 2018 à l’Opéra-Comique dans une mise en scène de Cyril Teste), le designer joue avec les volumes, nous offrant le choix de nous placer au comptoir en rôle principal ou coté backstage en observateur·rice.
Au premier étage, le comptoir en fer à cheval est adossé à une structure revêtue de bandes de miroirs reflétant, en les multipliant, les acteurs de la scène. PHOTO: Vincent Leroux
À mesure que l’on monte dans les étages, les espaces se compriment, avec des propositions plus spécifiques. Au troisième niveau se trouve une librairie-bibliothèque, salon littéraire germanopratin contemporain, fruit d’un partenariat avec le très respecté éditeur new-yorkais Rizzoli. Au quatrième réside un concentré de l’ADN de Cravan, avec une offre exclusive de ses cocktails embouteillés servis dans un salon éclairé à la bougie étrangement doté de trois cheminées. Bien trop pour un espace si restreint… et toujours ce jeu entre l’existant, l’inachevé, l’abîmé et le précieux. Deux escaliers terminent de brouiller les pistes, l’un, statutaire en bois – est-il d’origine ? –, l’autre, vrai-faux escalier de secours peint en rouge. Cravan réserve encore bien des surprises, dont une ultime, perchée au sommet d’une dernière montée de marches… un petit kiosque extérieur en prise directe avec les toits voisins.
Au deuxième niveau, dans la librairie Rizzoli, le cocktail qui associe aux breuvages la littérature est particulièrement bienvenu. PHOTO: Vincent Leroux
Minimaliste, limpide et équilibrée, la mixologie est le domaine réservé de Franck Audoux. PHOTO: MPM, Vincent Leroux
De l’équilibre et de l’élégance
« On parle souvent entre nous d’un projet cultivé, nourri de références littéraires, musicales, cinématographiques… mais sans nostalgie, conclut Franck Audoux. Il n’y a rien ici de purement décoratif, tout fait sens, raconte quelque chose et dessine une situation. Ce qui m’intéresse, c’est le rapprochement humain. Quand, par exemple, je conçois un cocktail avec du champagne, je veux aller au cœur de la création, rencontrer le chef de cave… C’est ce même principe d’échange de savoir-faire que Ramy Fischler et moi avons appliqué. »
Dans l’écrin vrai-faux vieux du Bar 3, le mobilier a été conçu sur mesure par Ramy Fischler. PHOTO: Vincent Leroux
On peut bien sûr se rendre chez Cravan dans la seule intention de se délecter d’un breuvage dont l’équilibre et l’élégance sont les marques de fabrique de Franck Audoux, et se réjouir de l’inventivité du lieu sans en comprendre toutes les références. On peut aussi s’y asseoir pour méditer sur ce qu’est un design réussi, non sans avoir auparavant pris le temps d’observer la maquette exposée en vitrine sur le côté du bâtiment, qui donne quelques clés de lecture.
> Cravan, 165, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris (FR). Cravanparis.com
