L’architecte Bijoy Jain, avec son engagement envers le savoir-faire traditionnel, exposé à la Fondation Cartier

L’architecte Bijoy Jain est né à Bombay (en 1965) où il vit et travaille lorsqu’il n’est pas à l’œuvre sur un autre continent. Il a créé Studio Mumbai Architects, pensé comme un lieu ouvert, propice aux échanges, où voient le jour des projets sublimes qui célèbrent les savoir-faire traditionnels. Sa grande exposition intitulée « Le Souffle de l’Architecte » à la Fondation Cartier, à Paris, est l’occasion de revenir sur son parcours et sur la façon dont il envisage sa pratique, en tant qu’art.

Pourquoi êtes-vous devenu architecte ?

Bijoy Jain : Je suis issu d’une famille de médecins. J’avais besoin de trouver une voie différente J’ai toujours été très intéressé et attiré par les arts. C’est ainsi que j’ai découvert l’architecture. Dès le début de mes études, j’ai tout de suite pris du plaisir. Les choses se sont développées naturellement.

Où avez-vous étudié ?

Bijoy Jain : J’ai étudié à Bombay, où j’ai grandi. J’ai ensuite pris une année sabbatique et j’ai décidé de m’établir aux États- Unis. J’ai étudié à la Washington University, à Saint-Louis (Missouri), dont je suis sorti diplômé, fin des années 80.

Avez-vous travaillé chez d’autres architectes avant de fonder votre studio ?

Bijoy Jain : Oui, notamment chez Richard Meier, à Los Angeles, au sein de l’atelier maquettes, car j’étais à l’aise dans ce domaine. Je suis ensuite parti pour Londres où j’ai collaboré avec un ami proche. Nous avons créé une agence. En 1994, je suis retourné en Inde, à Bombay.

Bijoy-Jain
Bijoy Jain, dans son studio à Bombay. Son travail est présent dans les collections du SFMOMA (San Francisco), du LACMA (Los Angeles) ou encore du Centre Pompidou (Paris). L’architecte expose à partir de cet hiver jusqu’au printemps prochain à la Fondation Cartier dans la capitale française. PHOTO : Neville Sukhia

Comment est né Studio Mumbai ?

Bijoy Jain : Il n’y avait rien de programmé. De retour en Inde, j’ai d’abord travaillé en indépendant, j’avais ma petite agence. Studio Mumbai a vu le jour plus tard, aux alentours de 2000-2001. Je l’envisageais comme un lieu où les gens viendraient, travailleraient, échangeraient… Un espace qui serait bien plus qu’une agence d’architecture.

« J’œuvre en Inde et le travail de Studio Mumbai est présent dans le monde entier. Mais pour moi, quel que soit l’endroit, il n’y a aucune différence dans la façon d’aborder le projet. Peu importe l’outil aussi, c’est ce sentiment qui prévaut, mais également la manière dont on va exprimer ce qu’on a à faire et de quelle façon nous allons parvenir à le communiquer et à le partager entre tous les gens qui sont impliqués. »

Quelle est la spécificité de Studio Mumbai ?

Bijoy Jain : Il s’agit d’une infrastructure humaine d’architectes et d’artisan·e·s qualifié·e·s qui conçoivent et construisent. Un lieu où les gens peuvent travailler en harmonie, quelle que soit la tâche : qu’ils inventent des bâtiments ou du design. Mon objectif est de constituer un groupe d’individus qui partagent un rythme dans le « faire ». Que les personnes soient connectées lorsqu’elles travaillent.

Studio-Mumbai-1
Studio Mumbai se développe en plusieurs espaces distincts sur deux niveaux, organisés autour de deux patios. PHOTO : Neville Sukhia
Studio-Mumbai-2
PHOTO : Neville Sukhia
Studio-Mumbai-3
PHOTO : Neville Sukhia

Il y a néanmoins une réalité dans laquelle tout projet doit s’ancrer…

Bijoy Jain : Bien sûr, lorsqu’on a une agence d’architecture ou un studio, il faut penser à l’aspect technique, prendre en compte le caractère économique, mais il est pour moi essentiel de partager le « sentiment du travail », d’insister sur cette notion de « ressenti », quel que soit le matériau ou la matière utilisé, que vous travailliez derrière un ordinateur ou non. L’ordinateur est juste un médium parmi d’autres. La plupart des personnes avec qui je collabore ne savent d’ailleurs pas s’en servir.

En 2010, à la Biennale d’architecture de Venise, vous avez présenté une installation reconstituant l’esprit de votre studio…

Bijoy Jain : Nous avons en effet voulu révéler notre environnement de travail. Plutôt que des projets architecturaux, elle montrait l’atmosphère de notre espace, et aussi notre méthodologie, notre engagement quotidien dans le processus de fabrication de l’architecture : des maquettes, des dessins, des prototypes et des études de matériaux. Nous avons essayé de transmettre notre façon de travailler, qui est moins un processus linéaire qu’une démarche fluide où l’on passe par différents stades de développement.

D’ailleurs vous ne vous considérez pas comme une agence d’architecture…

Bijoy Jain : En Europe, l’utilisation du terme « agence d’architecture » renvoie au caractère industriel du travail, à sa dimension commerciale. Il est hérité de la révolution industrielle et de ce qu’elle impliquait comme recherche d’efficience. Il est basé sur l’économie alors que, personnellement, je me concentre sur la façon dont on développe un groupe, dont on mène une collaboration à travers une méthode qui a plus à voir avec l’efficacité (capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de moyens ou, ici, de ressources, NDLR) qu’avec l’efficience (capacité de rendement, performance, NDLR).

L’efficacité est un terme plus englobant et qui rassemble davantage. Si on parle d’efficience, quelqu’un qui n’en fait pas preuve peut se sentir exclu. L’efficacité communique plutôt une idée de souplesse, la possibilité de s’accommoder.

Une efficacité visible dans votre architecture et qui renvoie à la notion d’économie de moyens…

Bijoy Jain : Tout à fait. L’économie de moyens exige de l’anticipation, de l’agilité, de la connaissance et une ouverture au changement comme seules constantes. D’ailleurs, pour qu’elle atteigne une expression optimale dans un champ ou un flux variable, son genius loci (formule latine qui peut se traduire par « l’esprit du lieu », en français, mais qui en architecture signifie s’intéresser à l’activité et à l’expérience des individus à travers leur mode de vie, NDLR) doit être centré sur la tranquillité de l’esprit, du corps et de l’âme.

Vous travaillez sur plusieurs continents, abordez-vous les choses de la même façon ?

Bijoy Jain : Peu importe où vous êtes. On me demande souvent comment j’exerce mon activité en Europe ou ailleurs. Il s’agit plutôt d’une construction de l’esprit, de la manière dont nous percevons les frontières ainsi que les dimensions physiques et les géographies. Les différents projets que je livre ont un point commun : ils résonnent d’abord avec ce que je suis, mes différentes facettes.

Comment abordez-vous un projet d’architecture ? Votre production se distingue par son caractère très sensoriel, la relation avec la nature…

Bijoy Jain : Le préalable est la manière dont on réagit en découvrant un site, sa compréhension, l’intuition d’un potentiel à révéler… Il faut se montrer attentif au lieu pour ensuite s’en affranchir et ne pas être pris au piège.

Bijoy-Jain-studio-mumbai-Châteauneuf-du-Pape
Les créations de Studio Mumbai, en majorité en brique, en chaux et en pierre, sont pensées autour de l’air, de l’eau et de la lumière, et reflètent le lien indissociable qui unit l’Homme avec la Nature. Selon Bijoy Jain, « une œuvre ne se contente pas d’exister. Elle doit résonner. » 1/L’un des chais du château Beaucastel (Châteauneuf- du-Pape, FR), dont la livraison est prévue en 2024. PHOTO : Giacomo Monari
 Bijoy-Jain-studio-mumbai-Chondi
Le plan de la maison familiale Copper House II (Chondi, IN, 2014) tourne autour d’une cour pavée avec une pierre au sol, et d’une toiture en cuivre. PHOTO: Mitul Desai
 Bijoy-Jain-studio-mumbai-Nandgaon
La Palmyra House (Nandgaon, IN, 2007) se fond dans la plantation de cocotiers préexistante, en abattant le moins d’arbres possible. PHOTO: Hélène Binet

Votre exposition va s’ouvrir à la Fondation Cartier, une institution installée dans un bâtiment de Jean Nouvel, inauguré en 1994. Connaissez-vous ce lieu ?

Bijoy Jain : Je connaissais ce bâtiment parce qu’il est iconique, mais aussi parce qu’il figure, selon moi, parmi les dix plus grandes réussites architecturales contemporaines. Il est particulier dans la manière dont il fonctionne. L’édifice a réussi à lier à la fois ces notions d’efficacité et d’efficience précédemment évoquées : une construction qui sert pleinement ce pour quoi elle a été conçue.

Cette exposition sera-t-elle l’occasion de partager votre vision de l’Inde actuelle ?

Bijoy Jain : Absolument pas. Ce n’est pas l’objectif. Cette exposition se veut universelle.

Comment est né ce projet ?

Bijoy Jain : J’étais en contact avec Hervé Chandès, directeur général de la Fondation Cartier, depuis des années. En 2022, nous nous sommes enfin rencontrés. Il m’a alors proposé d’imaginer une exposition à partir d’un thème, le silence, proposition à laquelle j’ai répondu par « absence de mouvement », fixité pourrait-on dire. Ainsi est né le projet.

Cette carte blanche ne sera pas une exposition d’architecture, mais une expérience convoquant les sens. Vous avez également invité des artistes à participer … Je suis le commissaire de cette exposition, mais j’ai aussi convié la céramiste danoise d’origine turque Alev Ebüzziya Siesbye et la peintre chinoise Hu Liu, deux femmes que j’admire. Nous partageons beaucoup de choses à travers nos pratiques. La Fondation Cartier n’avait pas donné de directives particulières. C’est cette ouverture qui m’a intéressé.

Studio-Mumbai
Implanté à Bombay, Studio Mumbai se considère comme un répertoire de formes et de matériaux. PHOTO : Neville Sukhia

Je qualifierais donc cet événement d’expérience tactile, liée au toucher et avec la conscience de ce que nous sommes, au regard de nos sens : la vue, l’ouïe, mais aussi le silence, ce calme interne qui nous permet d’entendre les sons que produit notre corps. Cette production intérieure propre à chaque être humain sur cette terre est ce qui nous relie les un·e·s aux autres.

Studio-Mumbai-2
L’équipe de Studio Mumbai est continuellement au travail dans plusieurs espaces et elle comporte des spécialistes du bambou, de la soie, de l’enduit à la chaux, de la teinture à l’indigo… et même de la bouse de vache. PHOTO : Neville Sukhia

Comment vous êtes-vous approprié l’espace architectural de la Fondation Cartier ?

Bijoy Jain : J’ai imaginé son espace comme celui d’une civilisation en mouvement à une époque inconnue. Une architecture faite d’eau, d’air, de lumière… de l’intérieur vers l’extérieur. Ses volumes peuvent être modulés, et c’est cette malléabilité laissant entrevoir un champ infini de possibilités qui me plaît. Je l’ai expérimentée de l’intérieur, en la concevant, mais j’espère être surpris à l’ouverture et découvrir des choses qui vont bien au-delà de ce que j’ai imaginé.

Revenons-en à votre pratique. Vous êtes architecte et designer. Vous avez réalisé plusieurs pièces : un luminaire en bambou, des assises recouvertes de bitume… Avez-vous la même approche à toutes les échelles ?

Bijoy Jain : Pour moi, c’est effectivement la même chose. Que ce soit dans l’architecture ou dans le design, entre le « nano » et le « macro », je ne fais aucune distinction. Les deux professions sont liées à l’espace, celui qui mobilise tous nos sens, pas seulement la vue. C’était déjà le cas durant la Renaissance ou dans le travail de Le Corbusier ou bien encore dans le Bauhaus. Une chaise, c’est du bâti. Et du bâti peut être une chaise. Il s’agit avant tout de célébrer notre rapport à l’espace, à tout ce qui nous entoure.

Pourquoi se limiter à l’architecture, au design ? Cela pourrait être aussi de la musique, de la poésie… J’aimerais pouvoir tout faire ! Il ne s’agit pas seulement de créer quelque chose, ce n’est d’ailleurs jamais le cas, mais plutôt de savoir comment vous le faites et pourquoi vous le faites.

> « Bijoy Jain / Studio Mumbai / Le Souffle de l’Architecte / The Architect’s Breath » à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris (FR),
du 9 décembre 2023 au 21 avril 2024. Fondationcartier.com

Thématiques associées