« Dans un monde de plus en plus impersonnel, l’objet physique devient une extension de soi-même. » Alain Gilles, designer
IDEAT : Le salon dans lequel nous nous trouvons est celui de votre habitation privée. Vous y vivez avec votre famille depuis plus de 20 ans. Vous dites que votre femme est pour beaucoup dans votre reconversion. Expliquez-nous.
Alain Gilles : (Il sourit) C’est vrai que mon histoire est avant tout une histoire de femmes. Ma mère voyait le métier de designer comme un hobby, une activité que je pourrais toujours faire en plus du reste. C’est donc à la deuxième femme de ma vie que je dois ma prise de conscience. Un jour, grâce à son soutien, je me suis dit qu’il était peut-être temps que je me réalise autrement. Jeune, j’ai longtemps slalomé entre art, design et graphisme. J’aimais observer – et photographier – des petites gouttes d’eau sur un sol sec, puis me servir de cette composition pour faire naître de nouvelles idées. Ma vocation première n’est pas intimement liée au design en tant que tel, mais je pense que c’est dans ce métier que j’ai finalement trouvé la légitimité qui me manquait. »
Vous avez fondé votre studio en 2007. Qu’est-ce qui a changé dans votre manière de travailler ?
A G : Aujourd’hui, quand je dessine un lit pour Saba Italia, on retrouve les volumes exagérés de mes premières pièces moulées. C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler pour Bonaldo, un éditeur avec lequel je collabore depuis maintenant 16 ans. Nous avons conçu une table basse « grillagée », très emblématique du changement de perspective dans le design : un thème cher à Bonaldo que nous avons continué à explorer par la suite. Juste après, j’ai dessiné la Big Table qui est devenue leur best-seller, et j’ai défini aussi leur image de marque.
En 2012, vous êtes nommé Designer de l’année en Belgique. Un moment important dans votre parcours ?
A G : Ce prix n’a pas tout changé. Je n’ai pas été inondé de demandes d’éditeurs du jour au lendemain, mais j’ai notamment pu bénéficier d’une très belle visibilité. D’ailleurs, plus de dix ans plus tard, mes éditeurs continuent de mettre ce titre en avant quand ils me présentent… Je pense en outre que l’absence de l’adjectif « belge » dans l’intitulé du prix lui donne une dimension supplémentaire.
Vous avez vécu longtemps aux États-Unis. Vous sentez-vous belge dans votre approche ?
A G : Je ne pense pas être le designer le plus belge qui soit ! (Rires) J’ai grandi un temps dans le Sud de la France et vécu de nombreuses années aux États-Unis… mais mon style est probablement plus coloré et plus formel que ce qu’on attend du design belge aujourd’hui. Cela étant, ma démarche est très honnête, dans le sens où je ne fais pas du décoratif. Et ça, c’est typique de l’École belge, s’il y en existe seulement une.
Cette honnêteté, on la retrouve aussi dans la table, le banc et l’étagère pour le fabricant croate Milla&Milli, qui sont présentés en janvier au salon Maison&Objet.
A G : Pour cette marque de design de niche, nous avons cherché à tendre vers une certaine pureté. Ces produits nous font ressentir une vraie honnêteté dans la matière, un bois brut sans compromis sur la qualité. Ensemble, nous avons joué sur l’idée de dualité entre un bois lisse et des pieds sablés et brossés. Et la couleur charbon mat choisie évoque une pierre volcanique.
Quand vous créez un objet, vous dites pouvoir assez facilement imaginer comment il sera perçu dans un usage quotidien. C’est le cas pour cette ligne ?
A G : J’aime en effet me projeter dans d’autres espaces et d’autres contextes que les miens. Pour cette marque implantée aux environs de la capitale de la Croatie, Zagreb, mais au milieu des bois, je n’avais pas envie, comme on me l’avait demandé à l’origine, de dessiner des chaises en complément de la table. J’avais en tête le décor d’un film comme celui du cinéaste d’origine serbe Émir Kusturica ; une fête, une grande tablée, beaucoup de gens autour… Je leur ai donc proposé de faire un banc. Selon moi, c’est une typologie de design rassembleuse qui favorise (presque toujours) l’interaction entre des convives. Un instant de partage.
Vous établissez de vrais liens de confiance avec vos éditeurs. Cette longévité dans les rapports humains, c’est un peu votre marque de fabrique ?
A G : Pour une marque, multiplier les signatures et les nationalités peut être très porteur. Mais ce n’est pas ma manière d’agir dans la vie : ni à titre privé, ni professionnellement. J’ai eu la chance de bénéficier, très tôt dans ma carrière, de la confiance de certains éditeurs. À mon niveau, j’ai toujours cherché à ne rien laisser au hasard. Le fait que le produit devienne ou non un succès dépend d’une foule de paramètres, mais ce qui m’importe, c’est de ne pas trahir cette confiance. Cela étant, il faut parfois des années avant de pouvoir se comprendre totalement. Une collaboration, c’est aussi la possibilité d’être challengé. Cette discussion et ce jeu qui s’instaurent entre un·e designer et un éditeur peut être vraiment intéressant. Il nous arrive aussi parfois d’imaginer des pièces et de chercher ensuite la marque ou le fabricant capable ou désireux de les produire. Récemment, nous avons imaginé une ligne 100 % en verre : un jeu graphique et d’équilibre qui s’apparente à une véritable prouesse technique. C’est finalement Glass Variations, une start-up française, qui a choisi de relever ce défi avec notre studio.
Le temps est, selon l’avis de nombreux créatif·ve·s, le nouveau luxe. Qu’en pensez-vous ?
A G : Le design, tel que je le conçois, a pour ambition de rester crédible longtemps. J’aime aussi imaginer des déclinaisons pour certaines pièces. Mais là encore, j’aime que la démarche soit pertinente et juste.
Comme pour vos choix de matériaux…
A G : Je suis un adepte d’une nouvelle simplicité. Je fais en sorte d’utiliser chaque matériau pour ses caractéristiques structurelles propres en les transformant le moins possible. Sinon, à quoi bon réfléchir autant ? J’ai la chance de collaborer avec des firmes italiennes et avec des Belges, comme Hind Rabii, qui œuvre avec des usines au savoir-faire incomparable en Italie. Dans le registre du verre, de la céramique, et aussi du cuir, ce pays est celui de tous les possibles.
Vous l’avez d’ailleurs constaté il y a deux ans à l’occasion de votre collaboration avec la marque de souliers Fratelli Rossetti.
A G : J’avais imaginé un talon rond pour une chaussure d’homme. D’abord, ils m’ont dit que c’était impossible. Une heure plus tard, ils sont revenus à l’usine avec une solution. Les Italien·ne·s ont, à mon sens, compris une chose fondamentale dans le registre de la création et du design : quand quelque chose est difficile, il y a une chance à saisir : celle de progresser. Pour la Fashion Week de Milan, notre studio a imaginé des vitrines pour Fratelli Rossetti ; exercice anecdotique en apparence, mais qui nous a obligés à rendre notre message aussi lisible que possible.
Dans votre carrière, vous ne vous êtes guère égarés. Une volonté ?
A G : J’ai en effet pensé, surtout au début, que ma crédibilité passait, entre autres, par une obligation de me concentrer sur mon activité de designer dans le sens le plus strict du terme. Désormais, je vois les choses un peu différemment. Prendre des chemins de traverse permet aussi de ne pas se laisser enfermer dans une vision unique.
Certaines de vos plus récentes créations font dialoguer extérieur et intérieur, mais d’une façon un peu inattendue.
A G : De manière générale, j’aime « flouter » les lignes. J’avais déjà exploré cette thématique en 2010 pour BuzziSpace quand j’avais imaginé la BuzziPicNic, à la fois table de réunion, de travail et de rencontre, ainsi qu’une cabine téléphonique destinée à la génération mobile (BuzziHood). Je m’étais inspiré d’un objet extérieur en voie de disparition que j’avais réinvité à l’intérieur de manière à créer une sorte de refuge au sein d’un espace ouvert. La tension liée à une journée de travail peut, à terme, peser sur les gens. Dans mon travail, j’essaye donc de créer de nouvelles formes de communication. Par le biais de tables rondes au lieu de ces longues tables en métal qui obligent les gens à s’asseoir en face à face, comme pour un affrontement. Je crois, pour ma part, que certains choix formels – les courbes, mais aussi des matériaux comme le bois – évoquent des moments de vie agréables et rassurants. »
Rendre le travail agréable, c’est aussi l’objectif de la ligne « Carry Away » pour XLBoom ?
A G : Cette série d’accessoires de bureau est née d’une réflexion sur les nouvelles manières de travailler, tant chez soi qu’en entreprise. Nous avons imaginé des systèmes de rangement nomades, donc facilement transportables, qui permettent de transformer facilement une tablette basse en espace de travail. Tout peut se ranger dans un seul contenant compartimenté, assez haut pour que le désordre ne dépasse pas du panier. Pour cette marque, nous avons aussi dessiné des serre-livres polis à la main dont le fini témoigne d’un vrai savoir-faire. Preuve qu’il est possible de proposer des produits accessibles tout en conservant de belles matières.
Le serre-livres, tout comme la bibliothèque, peut presque être considéré comme un objet désuet.
A G : Je pense au contraire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. La bibliothèque classique tend peut-être à disparaître, mais pas l’idée d’un beau livre que l’on dispose dans une maison ou un bureau. Dans un monde de plus en plus impersonnel, l’objet physique devient une extension de soi.
Les designs que vous imaginez pour des éditeurs vous appartiennent-elles encore ?
A G : D’une certaine façon, oui. Lors du prochain Salon du Meuble de Milan en avril 2024, nous allons présenter la Cross Armchair pour Bonaldo : la base se compose d’une fine structure métallique en croix sur laquelle est posé un siège oversize rembourré. C’est la tension perceptible entre ces différents éléments qui m’a tout particulièrement intéressé pour ce projet. Cette recherche caractérise très bien mon travail. Mais en effet, on ne peut pas tout contrôler. C’est aux éditeurs et aux fabricants que revient le choix de concrétiser – ou non – un design que nous leur proposons, et de le faire vivre.
Pour Cascade, un système de suspension édité par Greenmood, vous avez repensé la manière dont on invite les plantes dans un intérieur. Clin d’œil aux plantes tropicales qui tombent de la cime des arbres, cette ligne évoque une sorte de jungle sublimée. Un peu comme si vous observiez la nature avec votre œil de citadin. Un exercice périlleux, non ?
A G : J’avoue que ce projet m’a fait peur ! Je suis designer, pas artiste floral. (Rires) Alors, pour me rassurer, j’ai jugé pertinent de créer une structure métallique qui accueille la nature. Toujours dans cette même idée de changement de perspective. Ce qui m’intéressait, c’était d’écarter les plantes du mur pour leur donner une nouvelle dynamique.
Pour Greenmood, vous avez aussi conçu Morse, un système de dalles en 3D, et un hommage à l’écorce du chêne-liège.
A G : Cette fois encore, nous avons joué sur les propriétés de la matière. Nous avons d’ailleurs prolongé cette approche au travers de la collection « Terra », des pièces de mobilier en liège expansé, ainsi que des éléments structurants qui invitent la nature dans l’espace de travail.
La nature : un sujet central ou une parenthèse dans votre vie plutôt citadine ?
A G : Je suis un vrai citadin, je ne vais pas le nier. L’été dernier, mon épouse et moi avons fait un voyage au Canada, un pays que la majorité associe aux grands espaces. Nous nous sommes néanmoins concentrés sur les villes. À Montréal, j’ai vu des quartiers où, pour profiter de l’été, les gens fermaient les rues et recouvraient les trottoirs de fresques. Dans mon processus créatif, tout part de l’idée. Je me pose une question et je tente d’y répondre. Comme l’ont fait ces Canadien·ne·s qui ont cherché à prolonger l’été en investissant l’espace public. Je ne dis pas que je n’aime plus la nature. (Rires) C’est juste que je préfère travailler sur des concepts, plutôt que sur des couleurs et des formes.
Et dans votre tête, on a l’impression que c’est plutôt joyeux, non ?
A G : Un designer ne répond pas forcément à un problème mais parfois, il veut juste voir ou faire les choses autrement. Même quand il s’agit d’une pièce en bois robuste, je cherche à y intégrer un peu de légèreté. Quant à cet humour que vous évoquez, il se cache souvent dans les petits détails. Comme Half&Half, une suspension lumineuse pour Hind Rabii qui, avec son mélange de céramique et de verre opalin, est un clin d’œil à une boisson de Bruxelles (mi- vin blanc, mi- mousseux) – à l’exception des Bruxellois·e·s, qui peut saisir l’allusion ?
De quoi aimez-vous vous entourer ?
A G : De peu de choses, finalement. Et surtout pas des objets que j’ai créés, sauf si le but est que je m’en lasse et que j’en imagine d’autres ! (Rires) Ce qui m’intéresse, c’est d’amener un projet jusqu’à son potentiel maximum. Nous allons tellement loin dans la création des images 3D que je suis rarement surpris par les premiers prototypes que nous recevons. J’irais même jusqu’à dire que le rendu 3D d’un projet pourrait me suffire.
Article publié initialement dans IDEAT Benelux n°5 Janvier – Février 2024 et édité.